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Explication linéaire : Ma Bohème, Cahiers de Douai
(Rimbaud)

Explication linéaire...

Ci dessous, tu trouveras une explication linéaire du texte en question. Il existe une vidéo (en cliquant ici ou en dessous) où ce même texte est également expliqué... avec en plus quelques outils de méthodes et de compréhension...

Ma bohème

Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse, et j'étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

 

Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Arthur Rimbaud, Cahiers de Douai

 

INTRODUCTION

 « J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; »

C’est en ces termes que Rimbaud évoque la Muse pour lui faire savoir qu’il est - et restera - son fidèle serviteur. (Accroche) Par cette déclaration, on n’en comprendra que mieux le lyrisme affiché du poème, un poème qu’Arthur Rimbaud a écrit en novembre 1870 alors qu'il n’avait que 16 ans. Dernier poème du recueil « Cahier de Douai », et dans un style annonçant le symbolisme, Ma Bohême est un sonnet de forme apparemment traditionnelle où sont décrites les errances du poète, ainsi que sa volonté adolescente de vivre en homme libre, en osmose avec son art et avec la nature. On pourra dès lors se demander en quoi ce poème se distingue de ses autres poèmes d’errance (comme Sensation) ? En quoi ce texte, au regard de sa notoriété, semble si particulier… ? Ou en quoi, encore, ce poème donne l’impression d’être le point culminant du travail poétique de Rimbaud, avec son dérèglement sensoriel et ses synesthésies ? (Contextualisations)

Pour une meilleure analyse de ses réflexions et une bonne fluidité de cette explication linéaire à venir, nous pourrons découper ce poème en 3 axes :

  1. Le premier axe et premier quatrain pourrait se nommer : un texte hybride, entre tradition et modernité, grandeur et misère.

  2. Le deuxième axe pour la 2ème strophe se nommera, quant à lui : un dérèglement sensoriel

  3. Le troisième et dernier axe, pour les deux derniers tercets, s’intitulera, enfin : une explosion sensorielle pour mieux déclarer sa flamme à la nature et à la poésie. (Découpage)

EXPLICATION LINÉAIRE

Axe 1

Dès les premières lignes, l’impression que j’ai, dans cette première strophe, est d’avoir affaire à un texte hybride, entre tradition et modernité mais aussi misère et grandeur.

Dans la forme, impossible de ne pas voir, dans ce premier quatrain – mais aussi dans tout l’ensemble du poème – un texte traditionnel puisque nous avons là un sonnet composé de vers réguliers et en rimes embrassés, des vers tout en alexandrins… et respectant régulièrement la règle de la césure à l’hémistiche. Cette écriture traditionnelle, je l’ai par exemple dès le vers 2 : (ex : « Mon paletot aussi // devenait idéal ; »).

Dans le fond, l’évocation de la nature, du voyage et de l’errance renvoie à tous les poèmes de fugue déjà écrits par Rimbaud (comme « Sensation » par exemple) mais aussi à tous ces nombreux autres poèmes, écrits avant lui, où la nature tient une place importante. On peut néanmoins se demander si cette tradition n’est pas de façade.

Pourquoi ?

Parce que sous cet apparat traditionnel, nous constatons malgré tout que le recours à l’hémistiche n’est pas systématique (« J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; ») et que le lyrisme affiché du poème est tellement prononcé (là où il était par exemple quasiment absent dans Le dormeur du Val), qu’il ne peut qu’interpeller le lecteur. Ce lyrisme, je le vois dans les nombreuses occurrences renvoyant au poète (pronom personnel « je », m’ » mais aussi déterminant possessifs « mon ») mais aussi aux assonances en « en/oin/an/on/au/ou »… sans oublier la référence explicite à la « Muse » que le poète invoque au vers 3, non sans malice.

Pourquoi un tel lyrisme ? Souligne-t-il la dimension testamentaire du texte (c’est le dernier appartenant au recueil "Cahiers de Douai") ? Est-ce une provocation faite aux puristes ? A moins qu’il ne s’agisse de mettre en lumière deux champ lexicaux, en apparence antithétiques : celui de la misère et celui de la grandeur. (Exemples)

            En quoi cette antithèse, elle aussi, ne serait que de façade ? Il me semble effectivement que pour le poète, la vraie grandeur ne repose pas tant sur le luxe et autres richesses extérieures… mais bien sur le dénuement, le relâchement et l’abandon… des postures que seuls permettraient la marche et le regard poétique, si chers à Rimbaud.

 

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi // devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !

AXE 2 :

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, // j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Mes étoiles au ciel // avaient un doux frou-frou

 

Dans ce deuxième axe et cette deuxième strophe, il me semble que Rimbaud met en place son dérèglement sensoriel… sans doute pour mieux aider le lecteur à le perdre, comme lui, dans ses sentiers poétiques.

Sur quels critères objectifs puis-je affirmer cela ?

Tout d’abord, le poète semble assumer ses contradictions entre sa misère affichée et sa grandeur supposée puisqu’il revendique fièrement son statut misérable dans le vers 5 « Mon unique culotte avait un large trou. » Comme l’attestent les deux adjectifs hyperboliques « unique » et « large », la pauvreté de Rimbaud, ici, ne parait donc pas subie… mais belle et bien choisie, comme si ce dépouillement était pour lui « LA » condition pour devenir enfin libre et indépendant !

            Par la suite, ce dérèglement annoncé, s’il passe par la confirmation de ce que l’on pressentait dans l’axe 1 (un lyrisme de plus en plus prononcé, à la limite de la saturation, comme en atteste la prolifération d’assonances en « on/un/ou/an/au »), il passe aussi par des figures d’inversion qui ne peuvent que perturber la logique du lecteur :

  • La métaphore « des rimes », mise en évidence par l’enjambement semble rendre consistant des rimes en les associant aux miettes de pain qu’égrenait le petit Poucet, autre métaphore avec laquelle le poète s’associe !

  • A l’inverse, cette auberge dont les murs deviennent ceux de la Grande Ourse donne l’impression que ce qui était au départ consistant et concret devient abstrait… les murs ayant été remplacés par des étoiles !

 

Cette inversion abstrait-concret / concret-abstrait brusque forcément le bon sens du lecteur (on retrouvera la même idée dans ce mélange de niveau de langue familier (« Oh làlà ! », « frou-frou » etc.) et niveau de langue soutenu (« féal ») mais aussi dans la « course » évoquée au vers 6… et son immobilisme dans la strophe qui suit avec la mention « assis au bord des routes »).  Cette posture, à mon sens, prépare la synesthésie du vers 8 « Mes étoiles au ciel // avaient un doux frou-frou » puisque Rimbaud fusionne ici au moins deux sens : celui de la vue (« Mes étoiles au ciel » et celui de l’ouïe (« doux frou-frou »), comme s’il était possible de voir un bruit !

 

AXE 3

Dans les deux derniers tercets, pour cet axe trois, il me semble que ce dérèglement et cette perte de repères vont s’amplifiant, comme si Rimbaud, en accélérant ce processus, souhaitait faire de ses lecteurs des « voyants », des voyants traversés d’hallucinations pour mieux reconfigurer et recolorer ce monde par ce seul art qu’est la poésie.

Sur quels critères objectifs puis-je affirmer de tels propos ?

Et je les écoutais, // assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, //comme un vin de vigueur ;

, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres [délires ?], je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !

Cette perte progressive de repères, je l’ai :

  • Dès le début du premier tercet. En faisant le choix de poursuivre sa phrase, amorcée dans la strophe qui précède, Rimbaud compose ici ce que l’on appelle des « vers libertins » : des vers qui rompent avec une certaine tradition (qui voulait que la où les phrases de chaque strophe soient grammaticalement indépendantes des autres strophes). Ce procédé, sans nul doute, peut favoriser cette absence de repères que nous venons d’évoquer.

  • La confirmation de ces assonances déjà évoquées qui, à force de se multiplier, pousse le lecteur à fondre et confondre chaque mot décrit. (exemples)

  • Les nombreuses polysémies

└ la 1ère est visible à « gouttes de rosée » mise en lumière par le rejet. On peut ici se demander s’il s’agit de la rosée du soir ou bien du vin. Dans tous les cas, le poète s’enivre de liberté au contact de cette nature qui le grise.

└ la 2ème est un peu plus bas dans la mention des «des lyres » : s’agit-il des cordes de la lyre que le poète s’amuse à triturer ou bien des lacets de ses chaussures, visiblement bien abimées par toutes ces heures de vagabondage ?

└ Dans ce même vers, on s’amusera également à observer une autre polysémie par « des lyres » (l’instrument) que le lecteur peut entendre en « délire » (folie)… une folie d’autant plus recevable que l’imagination du poète semble de plus en plus prendre le pas sur la réalité ! (En ce sens, le titre « Ma Bohème » que l’on pourrait traduire par « mon imagination, ma fantaisie » prend tout son sens ! 😊

  • Cette impression qui précède, je l’ai dans la confirmation du champ lexical fantastique : en s’associant au Petit Poucet, en plaçant son auberge dans cette constellation qu’est la Grande Ourse… et en mentionnant au vers 12 ces « ombres fantastiques », on comprend que cette nature au sein de laquelle le poète s’immerge n’est plus tant cette nature objective que chacun pourrait voir ou observer mais de plus en plus la nature imaginée et fantasmée par le poète lui-même !

 

Cette fusion entre réel et imaginaire atteint selon moi son paroxysme dans ces deux derniers tercets tant la référence aux sens est présente. Nous y retrouvons l’ouïe Et je les écoutais »), le toucher assis au bord des routes »), le mélange du toucher, du goût et de l’olfactif (dans les vers « je sentais des gouttes / De rosée à mon front, //comme un vin de vigueur).

On peut dès lors s’interroger sur cette fête sensorielle provoquée par Rimbaud. Que voudrait-il donc nous prouver ? Que veut-il donc célébrer, lui qui a le pouvoir de rimer avec le paysage (« rimant au milieu des ombres fantastiques ») là où un poète traditionnel ne peut, lui, que rimer avec les mots ?  Sans doute la réponse vient-elle du dernier vers à travers l’évocation de ses souliers ?  Dans cette métonymie, il me semble que Rimbaud s’efface derrière ses souliers, allégorie de l’errance, et les associe au cœur, probablement pour mieux représenter son amour pour l’art poétique, le seul qui permettrait de fusionner le réel et l’imaginaire, l’abstrait et le concret, le grand et la misère !

CONCLUSION

 

Pour conclure, nous avons donc vu dans cette explication que le poème, entre tradition et modernité, misère et grandeur, exaltait avec lyrisme une certaine idée de la poésie. Selon toute évidence, le dénuement et le lâcher-prise, loin d’être pitoyables, seraient une condition essentielle pour (re)trouver une certaine liberté.  Dans un deuxième et troisième axe, nous avons constaté que le dérèglement sensoriel, cher à Rimbaud, égarait de plus en plus le lecteur… sans doute pour mieux l’inciter à se déconditionner et regarder le monde tel que le voit le poète : un monde féérique où l’imagination peut supplanter le réel ou en tous les cas le reconfigurer. On peut dès lors associer ce texte à la chanson « La bohème » d‘Aznavour, une Bohème qui allégorise dans les deux cas une certaine idée de l’insouciance et de la liberté… même si la personne vit dans des conditions matérielles misérables.  Il peut aussi se rapprocher du tableau intitulé « Les Souliers » une nature morte peinte par Vincent Van Gogh.

Dans ce tableau, on y voit deux chaussures de marche qui, selon toute vraisemblance, ont déjà beaucoup servi. Comme Rimbaud dans son dernier vers, on peut y voir une allégorie de la marche et de l’errance… mais aussi une métonymie puisque ces chaussures, à elles seules, nous donnent une certaine idée de la pauvreté mais également d’une certaine forme de liberté !

Sur un plan textuel, enfin, on pourra aussi rapprocher ce texte au poème « Sensation », le deuxième poème du recueil. Dans les deux cas, on y observe le poète dans ses fugues et dans son rapport à la nature environnante, sublimée par le dérèglement sensoriel à travers la synesthésie. Mais là où Rimbaud, dans « Sensation », parle au présent et avec confiance face aux champs des possibles que lui offrent la vie et le paysage, il parle au passé dans « Ma Bohème », comme si ces joies étaient déjà un temps révolu, face à un futur où planent des « ombres fantastiques ». On peut naturellement se demander quelles sont ses ombres : s’agit-il d’un climat de conte et de magie dans lequel le poète souhaite installer son lecteur… ou bien s’agit-il plutôt d’une prise de conscience de l’artiste qui sent avec angoisse qu’il est arrivé à la fin d’un cycle ?

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