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Explication linéaire : extrait de la scène 6 / Juste la fin du monde (Lagarce)

Explication linéaire...

Ci dessous, tu trouveras une explication linéaire du texte en question. Il existe une vidéo (en cliquant ici ou en dessous) où ce même texte est également expliqué... avec en plus quelques outils de méthodes et de compréhension...

LE TEXTE

Louis. -Vous ne dites rien, on ne vous entend pas.

Catherine. -Pardon, non, je ne sais pas. Que voulez-vous que je dise ?

Louis. -Je suis désolé pour l'incident, tout à l'heure, je voulais que vous le sachiez.

Je ne sais pas pourquoi il a dit ça, je n'ai pas compris, Antoine.

Il veut toujours que je ne m'intéresse pas, il a dû vous prévenir contre moi.

Catherine. -Je n'y songeais pas, je n'y songeais plus, ce n'était pas important.

Pourquoi dites-vous ça :

« il a dû vous prévenir contre moi », qu'il a dû « me prévenir contre vous », c'est une drôle d'idée.

Il parle de vous comme il doit et il n'en parle de toute façon pas souvent, presque jamais, je ne crois pas qu'il parle de vous et jamais en ces termes, rien entendu de tel, vous vous trompez.

Il croit, je crois cela, il croit que vous ne voulez rien savoir de lui, c'est ça, que vous ne voulez rien savoir de sa vie, que sa vie, ce n'est rien pour vous, moi, les enfants, tout ça, son métier, le métier qu'il fait... Vous connaissez son métier, vous savez ce qu'il fait dans la vie ?

On ne dit pas vraiment un métier, vous, vous avez un métier, un métier c'est ce qu'on a appris, ce pour quoi on s'est préparé, je ne me trompe pas ? Vous connaissez sa situation ?

Elle n'est pas mauvaise, elle pourrait être plus mauvaise, elle n'est pas mauvaise du tout. Sa situation, vous ne la connaissez pas, est-ce que vous connaissez son travail ? Ce qu'il fait ?

Ce n'est pas reproche, ça m'ennuierait que vous le preniez ainsi, si vous le prenez ainsi ce n'est pas bien et vous avez tort, ce n'est pas un reproche : moi-même, ce que je peux dire, moi-même je ne saurais exactement, avec exactitude, je ne saurais vous dire son rôle.

INTRODUCTION

« Sa situation, vous ne la connaissez pas, est-ce que vous connaissez son travail ? » 

C’est par cette question que Catherine fait sans doute comprendre à Louis qu’il ne connait pas son frère, du moins pas autant qu’il ne voudrait bien le croire… ou le faire croire. Pièce de théâtre publiée en 1990 par le dramaturge Jean-Luc Lagarce, mort 5 ans plus tard, Juste la fin du monde évoque, entre autres, des thèmes forts comme la solitude, l’incommunicabilité et la difficulté de retranscrire par les mots ce que nous avons sur le cœur. Situé au début de la scène 6, première partie, l’extrait étudié montre Catherine et Louis tentant de se comprendre, parasité par la gêne et les non-dits. 

Pour une meilleure lisibilité, nous pourrons découper le texte en 2 parties, la première allant du début de la scène à « vous vous trompez » et la 2ème étant le reste de l’extrait.

EXPLICATION LINEAIRE 

Dès les premières lignes, l’impression qui semble se dégager du texte est la gêne et la confusion. 

Je peux le voir notamment par des procédés comme l’énumération de négations et l’énumération d’interrogations. 

 

Louis. -Vous ne dites rien, on ne vous entend pas.

Catherine. -Pardon, non, je ne sais pas. Que voulez-vous que je dise ?

Louis. -Je suis désolé pour l'incident, tout à l'heure, je voulais que vous le sachiez.

Je ne sais pas pourquoi il a dit ça, je n'ai pas compris, Antoine.

Il veut toujours que je ne m'intéresse pas, il a dû vous prévenir

 contre moi.

Catherine. -Je n'y songeais pas, je n'y songeais plus,

ce n'était pas important.

Pourquoi dites-vous ça :

« il a dû vous prévenir contre moi », qu'il a dû « me prévenir contre vous », c'est une drôle d'idée.

 

Ces négations sont d’autant plus visibles qu’elles ferment immédiatement la conversation… la rendant coupée, hachée et peu fluide, insistant bien sur ce qui ne se dit pas/ne se fait pas etc. Quant aux questions, elles renvoient aux doutes et à l’impuissance des personnages. Autant de procédés, selon moi, qui montrent des thèmes chers à Lagarce comme la difficulté de communiquer, de dire ses émotions, sur l’impossibilité du langage à dire clairement ce que nous avons vraiment sur le cœur… 

Pour clore ce 1er axe, nous voyons aussi une gradation.

« Il parle de vous comme il doit et il n'en parle de toute façon pas souvent, presque jamais, je ne crois pas qu'il parle de vous et jamais en ces termes, rien entendu de tel, vous vous trompez. »

On voit bien ici que cette gradation, loin de préciser le discours, au contraire, l’enfume, l’obscurcit. A dire tout et son contraire dans la même phrase… on ne sait plus trop, nous – lecteur/spectateur - et peut-être même Catherine avec – ce qu’il en est réellement. Parle-t-il de lui finalement ou pas cette Antoine ou bien n’en parle-t-il Jamais ? En parle-t-il un peu ? De temps en temps ? Tout le temps ?

Qui n’a jamais eu ses ressentis coincés au fond de la gorge, incapable d’aller au-delà de leur peur ou de l’angoisse du regard de l’autre ? On le voit, ce passage est donc peut-être beaucoup plus profond qu’il n’y parait. Et il est finalement assez facile de s’identifier à Louis ou Catherine… deux personnages, deux allégories représentant la limite des mots et du langage dès lors que nous avons peur et pas tout à fait réglé nos désordres intérieurs.

Dans le 2ème axe, l’impression qui peut directement venir à l’esprit… ce serait la confirmation de cette gêne, déjà évoquée. Qu’est-ce qui me permet de dire cela ? Et bien… je constate que le propos de Catherine est constellé d’épanorthoses. Qu’est-ce que l’épanorthose, cette fameuse figure de style si caractéristique du style de Jean-Luc Lagarce ? Venant du grec « epanorthosis » (signifiant redressement), ce procédé consiste à corriger/reprendre une affirmation que l'on vient d'émettre… la plupart du temps pour la rendre plus frappante, mais aussi parfois pour l'atténuer. Or, que fait Catherine ? Elle reprend sans arrêt ses premiers propos 

La 1ère épanorthose porte sur ce qu’elle croit :

« Il croit, je crois cela, (il croit quoi ?) il croit que vous ne voulez rien savoir de lui, c'est ça, (c’est ça quoi ?) que vous ne voulez rien savoir de sa vie, que sa vie, (que sa vie quoi ?) ce n'est rien pour vous, moi, les enfants, tout ça, son métier, le métier qu'il fait... »

La 2ème épanorthose porte sur le métier de son mari…

« Vous connaissez son métier, vous savez ce qu'il fait dans la vie ?

On ne dit pas vraiment un métier, vous, vous avez un métier, un métier c'est ce qu'on a appris, ce pour quoi on s'est préparé, je ne me trompe pas ? »

Et la 3ème épanorthose porte, elle, sur la situation de son mari :

« Vous connaissez sa situation ?

Elle n'est pas mauvaise, elle pourrait être plus mauvaise, elle n'est pas mauvaise du tout. Sa situation, vous ne la connaissez pas, est-ce que vous connaissez son travail ? Ce qu'il fait ? »

Et la 4ème et dernière épanorthose, enfin, porte :

« Ce n'est pas reproche, ça m'ennuierait que vous le preniez ainsi, si vous le prenez ainsi ce n'est pas bien et vous avez tort, ce n'est pas un reproche : moi-même, ce que je peux dire, moi-même je ne saurais exactement, avec exactitude, je ne saurais vous dire son rôle. »

Pourquoi de tels effets ?

A mon avis, l’épanorthose peut s’expliquer pour plusieurs raisons… elle traduit le malaise de Catherine face à ce « fils » revenu après tant d’années et qu’elle ne connait pas… elle peut montrer aussi plus largement, comme nous l’avons déjà dit, l’incommunicabilité… cette difficulté de retranscrire par les mots ce que l’on ressent. Car que ressent exactement le personnage ici ? De la gêne ? Oui, possible… De la douceur ? Possible aussi… car dès qu’elle dit un mot un peu « agressif », elle le corrige aussitôt pour arrondir les angles et ne pas fâcher son interlocuteur. A cet égard, impossible de ne pas voir dans ce personnage l’allégorie de la douceur, de la rondeur, de l’empathie qui manque à cette famille, tiraillée par ses silences et ses non-dits. Mais est-ce que ce personnage peut aussi allégoriser une forme de colère ? Et pourquoi pas ? Après tout, en lui posant deux fois la question « connaissez-vous son travail ? » - question laissée sans réponse… d’où peut-être son insistance – Catherine met Louis devant son ignorance et prouve bien, d’une certaine façon, qu’il ne connait absolument pas son frère…

Par ces différentes émotions, libre au lecteur/spectateur, donc, de voir un registre comique, prêt à se moquer des hésitations de Catherine, un registre pathétique, soulignant la souffrance de cette dernière dans son impossibilité à communiquer… voire un registre lyrique, montrant que ces personnages, par-delà leurs manques et insuffisances… peuvent tout à fait inspirer de vraies émotions… fortes et universelles.

Pour conclure, nous pouvons donc dire que cet extrait, le tout début de la scène 6, première partie, brasse entre les deux personnages Louis et Catherine des thèmes chers à JLL comme l’incommunicabilité, la solitude et la difficulté de dire réellement ce que l’on ressent, ce que l’on pense, par-delà les mots. Ces thématiques ne sont pas s’en rappeler celles du film du même nom, de Xavier Dolan et sorti en 2016. Dans l’extrait de ce même passage, le même recours à l’épanorthose est utilisé, montrant ainsi, après la littérature et ensuite le cinéma, que ces personnages ont acquis une véritable portée universelle, une portée d’autant plus symbolique qu’elle ne se résume pas à simplement montrer deux êtres un peu perdus et mal dans leur peau… non… mais bien deux individus, dépassés par leur ressentis, submergés leur non-dits et écrasés par le poids familial…

... d’où la question, en creux, que l’on pourrait se poser pour faire honneur à ce passage et à toute la pièce en général :

Dans toutes les crises que traversent naturellement tous les différents types de famille, sommes-nous les mieux placés pour dire à nos frères, nos sœurs, nos enfants, nos parents, sommes-nous les mieux placés… pour leur dire, malgré nos ratés, qu’on les aime et que l’on tient à eux ?

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